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Disorder in Discipline-



Saturday 29 September 2012

Paul Schiek, Dead Men Don't Look Like Me, 2012




























Je ne sais pas ce qu’ils me veulent et je ne vois pas pourquoi je les laisserai continuer à me fixer ainsi.
On répète partout qu’ils sont morts, que ça se voit à leurs yeux, à leur carnation de condamnés. Certains ont été passés à la chaise électrique, dans cette prison de Georgie où ces photos ont été retrouvées, des années plus tard. Etait-ce leur dernier portrait ? sans doute… mais en attendant ils sont assis chez moi. Chaque jour, chaque heure, ils m’observent, ils me gardent.
Dead Men Tell No Tales, « les morts ne racontent pas d’histoires », disait un disque de Nikki Sudden. «Ces morts ne me ressemblent pas» croit pouvoir dire Paul Schiek, qui a assemblé ce livre et s’en dit l’auteur – ça n’est pas un problème pour moi, l’appropriation des vestiges des morts.
«Non, ils ne me ressemblent pas»… Certainement l’a-t-il dit à Mike Brodie, lorsque Brodie lui a fait cadeau de cette boite de photos trouvée en 2006 durant son exploration des Etats-Unis (Brodie s’en foutait, il savait déjà qu'il n'en ferait rien: il venait de casser la baraque, était devenu en quatre ans le jeune photographe américain le plus recherché et avait ensuite décidé de retourner étudier les moteurs diesel, vivre comme un mécanicien.)
Ok, ces morts ne te ressemblent pas, Paul… Si ce mensonge peut te faire plaisir...
Moi, je trouve au contraire qu’ils nous ressemblent beaucoup, qu’ils nous ressemblent même comme des frères (et quelle chose étrange et perturbante que d'apercevoir ces sosies d'amis rangés sous la bannière "prisonniers exécutés"). Et si nous leur ressemblons tant, est-ce parce que nous sommes nous-même déjà morts, complètement cramés ? Hey, cela fait combien de temps maintenant que nous ne naissons plus vivants ?
Bon Dieu, je hais ce livre (je le regarde tous les jours).

























Paul Schiek, Dead Men Don’t Look Like Me, TBW Books, Oakland, USA, 2012 (limited at 800 copies)

le site de TBW Books
Same kind of kick: Ivan's post on Least Wanted

Wednesday 26 September 2012

Quote : Jean-Pierre Martinet, La grande vie

La rue Froideveaux était laide comme une salle d'attente de deuxième classe perdue dans quelque banlieue où les trains sont si rares que l'on vient là pour dormir, juste pour dormir, au milieu des papiers gras et des restes de sandwichs au jambon, et des cannettes de bière si misérables, si solitaires dans l'urine, les confetti, les scintillants et le vomi, et la tristesse des chiens qui guettent la mort sur les murs salis par tant de doigts crasseux. Dans cette rue, on avait toujours la sensation d'un froid glacial, même au mois d'août. Les passants avaient des allures de chrysanthèmes tardifs, et novembre s'éternisait. Le lierre s'agrippait désespérément aux murs du cimetière, mais au fond, on sentait bien qu'il n'y croyait pas, et qu'il avait été placé là par les soins d'un décorateur neurasthénique. En été, les tombes reverdissaient, et le mur avançait, imperceptiblement. J'entendais parfois des craquements, la nuit, et cela me donnait d'épouvantables crises d'angoisse. Pauvre imitation de la vie. Comme on se sentait seul dans ce désert. Rue froide. Avec tout ce que cela évoquait : chambre froide, morgue, jeunes filles à moitié pourries, mauves et vertes et blanches, veaux assassinés à coups de merlin, au petit matin, sous une pluie fine. Comment peut-on porter un nom aussi horrible ? Froideveaux !
(pages 23 et 24)


Jean-Pierre Martinet, La grande vie, L'arbre vengeur, 2007

Sunday 23 September 2012

José Pedro Cortes, Things Here and Things Still to Come, 2011 + J Carrier, Elementary Calculus, 2012




Deux des photobooks les plus intenses sortis ces dix derniers mois ont pour cadre Tel Aviv. Le premier signé par un Portugais (né en 1976), le second par un Américain (né en 1974). Ni l'un ni l'autre n’ont regardé la même ville, n’ont côtoyé les mêmes gens, les mêmes causes. Raison de plus pour les poser en chiens de faïence. A terme, il pourrait se dire quelque chose de brut sur ce compliqué laboratoire d’existence qu’est, aujourd’hui, le Moyen Orient.

José Pedro Cortes a résidé neuf mois à Tel Aviv. Le temps d’y rencontrer (aimer ?) quatre filles. Toutes les quatre se ressemblent - même physique (cheveux mi-longs, potelées, grands yeux), même parcours : nées et grandies aux États-Unis, elles ont décidé d’émigrer en Israël à dix-huit ans, d’abord pour y faire leur service militaire puis, de là, y refaire leur vie. L'émouvante proximité qui ressort des portraits de Cortes vient de ce qu'il ne montre pas des filles-israéliennes-saisies-dans-leur-intimité (la tarte à la crème de la photo hipster) mais un truc bien plus délicat à capter : voici, comme rarement, la photo de ce sable mouvant qui hante chacun de nous dès qu’il s’agit de bâtir sa vie. Voici des photos instables de filles déterminées, accrochées à leur idée, et tant pis si c’est contre le reste du monde. D’où cette force peu commune qui émane de leurs portraits, comme si trois ou quatre courants contraires étaient venus traverser l’air au moment de la prise de vue. A les regarder, on peut sentir à la fois leur grande force terrienne et la profondeur abyssale de leur doute existentiel.























Cortes a entrecoupé ces quatre séries par des vues de la ville :végétation folle de Tel Aviv mariée au béton fatigué de Tel Aviv (en partie hérité du Bauhaus) contre lequel vient taper une lumière mille fois trop franche. Mais ici, au contraire des portraits des filles, les lignes posent les choses là où elles sont et tout semble parfaitement en ordre. Rien, si on écoute cet équilibre, ne peut se passer. Bien sûr, cela est faux. Bien sûr, tout ça n’est qu’une illusion d'optique – à Tel Aviv plus qu’ailleurs, la situation n’est jamais acquise. Mais c’est sur cette illusion d’une ville infrangible que s’ancrent les rêves de vies de ces quatre filles : Tel Aviv, comme elles la voient.
C’est rare un titre qui dit si précisément toutes les forces qui le pénètre : Things Here & Things To Come. Les choses en place, et celles qu’il va falloir faire advenir.






C’est par la poste qu’est arrivée la semaine dernière Elementary Calculus de J Carrier, un livre bleu qui s’ouvre sur une strophe de Marmoud Darwish. Aucun palestinien pourtant dans le champ de vision de Carrier. Ceux qu’il suit à la trace sont d’autres invisibles dans Tel Aviv : des émigrés à la peau sombre (somaliens? jordaniens?), ombres en creux qui revendent à la sauvette des prises de téléphone, des souris d’ordinateur, cobayes lumpen occupant ces terrains que Tel Aviv cache sous les palissades, exilés qui passent des coups de fils lointains depuis des cabines publiques – elles ne sont plus là que pour eux. A Tel Aviv, ces hommes ne sont même pas le "problème» (ce titre honorifique amer appartient aux palestiniens). Ils n’intéressent personne, et personne ne les voit. Ils ne forment aucune communauté, pas même ce premier degré de communauté nécessaire pour que, de l’autre côté de la rue, on commence à vous considérer comme une minorité.


Il y a ce garçon, à un moment donné du livre, qui marche de dos. Il porte une veste de survet’ sur lequel est inscrit le mot Distance. Tout le livre est là: comment eux doivent se tenir à distance, comment eux supportent la distance, comment Carrier doit, lui, s’efforcer pour les photographier de trouver la bonne distance. Trop loin, il les regarderait comme on va au zoo jeter un œil gentiment passif sur des espèces en voie de disparition. Trop près, il donnerait à ses photos un air revendicatif complètement à côté de la plaque – puisqu’il s’agit d’hommes qui ne s’accordent même pas le droit à la revendication. : à force de calculs élémentaires, Il faut croire qu’il a réussi à trouver une juste distance : ses photos ont cette force de signaler une présence, plutôt que de la signifier. En cela, il s’impose comme le meilleur disciple de Paul Graham, période A Shimmer of possibility.





J Carrier, Elementary Calculus, MACK, Londres, 2012
José Pedro Cortes, Things Here and Things Still to Come, Pierre von Kleist, Lisbonne, 2011


Le site de J Carrier: http://j-carrier.com/
Le site de José Pedro Cortes: http://www.josepedrocortes.com/
le site des (fantastiques) éditions Pierre von Kleist : http://www.pierrevonkleist.com/
Le site de Mack (juste le meilleur éditeur au monde en ce moment): http://www.mackbooks.co.uk/

Saturday 1 September 2012

Quote : Henri Michaux, Les envies satisfaites

 


Je n’ai guère fait de mal à personne dans la vie. Je n’en avais que l’envie. Je n’en avais bientôt plus l’envie. J’avais satisfait mon envie.

Dans la vie on ne réalise jamais ce qu’on veut. Eussiez-vous par un meurtre heureux supprimé vos cinq ennemis, ils vous créeront encore des ennuis. Et c’est le comble, venant de morts pour la mort desquels on s’est donné tant de mal. Puis il y a toujours dans l’exécution quelque chose qui n’a pas été parfait, au lieu qu’à ma façon je peux les tuer deux fois, vingt fois et davantage. Le même homme chaque fois me livre sa gueule abhorrée que je lui rentrerai dans les épaules jusqu’à ce que mort s’ensuive, et, cette mort accomplie et l’homme est déjà froid, si un détail m’a gêné, je le relève séance tenante et le rassassine avec les retouches appropriées.
C’est pour quoi dans le réel, comme on dit, je ne fais de mal à personne ; même pas à mes ennemis.
Je les garde pour mon spectacle, où, avec le soin et le désintéressement voulu (sans lequel il n’est pas d’art) et avec les corrections et les répétitions convenables, je leur fais leur affaire.
Aussi très peu de gens ont-ils eu à se plaindre de moi sauf s’ils sont grossièrement venus se jeter dans mon chemin. Et encore…
Mon cœur vidé périodiquement de sa méchanceté s’ouvre à la bonté et l’on pourrait presque me confier une fillette quelques heures. Il ne lui arriverait sans doute rien de fâcheux. Qui sait ? elle me quitterait même à regret…

Henri Michaux, La vie dans les plis, Poésie/Gallimard